La Nature du Temps

Face à la conception dominante de l'être comme éternel et inaltérable, s'est dévelopée une vision du monde plus fidèle à ce que nous permettent d'appréhender nos sens. La conception du réel comme l'expression d'un mouvement incessant existait déjà dans l'Antiquité.

Le philosophe Héraclite, contemporain de Parménide, soutenait que le réel est le fruit d'un combat incessant entre des forces contraires, chaud et froid, beau et laid, santé et maladie... Il observait que "Tout coule ; l'on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve". Au fond, c'est ce qu'observera Platon. Mais à la différence de ce dernier, Héraclite ne pense pas que le monde dans lequel nous vivons ne soit qu'un reflet dégénéré d'un monde idéal et éternel, sur lequel le temps n'aurait pas de prise. C'est là que réside la vraie orginalité et la force de cette pensée. C'est ce qui explique aussi pourquoi elle trouve peu de partisans. Même un physicien, un penseur aussi puissant que Newton ne peut s'empêcher de concevoir un temps et un espace absolus dans lesquels s'inscrirait l'univers.
Pourtant Newton introduit le temps en science, en développant le calcul infinitésimal comme outil de la "dynamique", ce qui constitue un progrès considérable par rapport à la géométrie grecque, forcément statique; mais il le fait à travers un formalisme qui semble nier le temps, comme en témoigne la profession de foi de Laplace. En fait, rien de plus normal. C'est dans des équations que Newton introduit la variable "t". Or une équation met sur le même pied passé et futur, dans le sens où la connaissance de l'état du système à un moment donné permet de calculer son état antérieur et son état futur. Ainsi, la connaissance de la position de la terre autour du soleil à l'instant où j'écris ces lignes, permet de savoir avec une très grande précision quelle était sa position voici plus ou moins longtemps, et quelle sera sa position dans plus ou moins longtemps. Laplace était convaincu que cette connaissance pouvait s'étendre à l'infini dans le passé et le futur.
Mais le début du vingtième siècle est venu mettre un bémol à cette prétention. Le mathématicien français Poincaré a démontré que tout système était très sensible à ses conditions initiales et qu'une légère perturbation au départ pouvait avoir des effets considérables à long terme. C'est ainsi que la prévisibilité de l'état d'un système comme la terre s'étend au mieux à quelques millions d'années. Au-delà, il n'est pas possible de prédire que la terre tournera encore autour du soleil. Mais pour ajouter à notre confusion, Poincaré démontrait aussi le théorème de récurrence. Il stipule qu'un système repassera toujours par tous les états possibles si on lui en laisse le temps. Déstabilisé, l'être reprend vigueur.

Cette vigueur, il peut la retrouver grâce à un enseignement du chimiste français Lavoisier au 18ème siècle. Lavoisier a effectué de nombreuses expériences de transformation de matière solide en matière gazeuse. Il a constaté que la quantité de matière se conservait et il en a conclu que "Rien ne se perd, rien ne se crée". Autrement dit, la matière qui compose l'univers est la même depuis toujours. Il est probable que nous soyons constitué d'atomes qui ont contribué à la taille du nez de Cléopâtre, à la machoire d'un tyrannosaure, à la couronne d'épines du Christ ou, de façon moins glorieuse, aux pustules d'un pestiféré, à la bosse de Quasimodo ou à l'urine d'Hannibal. L'être n'est peut-être pas inaltérable, mais il est éternel.
Au 19ème siècle toujours, une révolution conceptuelle, aussi importante que la démonstration du mouvement de la terre autour du soleil par Copernic, se produit et donne un véritable éclat à la conception du temps comme mouvement. Le naturaliste anglais Charles Darwin élabore la théorie de l'évolution des espèces. Il montre que l'homme et les espèces vivantes n'ont pas été façonnés tels quels par Dieu mais sont le produits d'une évolution très lente et très longue. Le sens commun retiendra que nous sommes les cousins des singes parce que nous avons un ancètre commun, un petit lémurien.
La science du 20ème siècle affinera cette vision en montrant que toute forme de vie est le fruit d'un bouillon originel dans lequel sont apparues les premières molécules. Cette vision des choses est optimiste car elle révèle un monde en constante évolution vers plus de complexité. Mais une ombre plane sur le tableau.

Avec le développement du monde industriel, les ingénieurs accordent de plus en plus d'intérêt aux processus de transformation de la chaleur en énergie et inversément. Ils s'aperçoivent alors qu'il se produit toujours une perte de chaleur lors du passage de l'énergie d'une source chaude vers une source froide. La conclusion est simple et dramatique : à terme, l'univers est promis à la mort thermique, c'est-à-dire qu'il se refroidit inéxorablement. C'est un sale coup pour l'être. Il reste peut-être éternel, mais il se dégrade peu à peu. La dynamique newtonienne vacille également. Les lois de transformation des gaz ne répondent plus aux égalités des équations de la dynamique.
C'est alors qu'entre dans la danse un physicien autrichien, Ludwig Boltzmann. Un physicien au destin tragique. L'objet d'étude privilégié de la thermodynamique, ce sont les gaz. Un gaz est composé d'un trop grand nombre de molécules pour être mis en équations. Boltzmann va alors imaginer d'appliquer le calcul des probabilités, ou plutôt la statistique, à ce phénomène complexe. Il considère chaque molécule de gaz comme un mobile qu'étudierait la dynamique. L'astuce de la méthode de Boltzmann consiste à évaluer le comportement global de la myriade de molécules qui composent le gaz pour prédire l'évolution du système. Boltzmann restaure ainsi le pouvoir de prédiction de la dynamique newtonienne. Mais dans son élan, Boltzmann a oublié une chose. C'est qu'en assimilant les molécules du gaz à des objets semblables à ceux étudiés par la dynamique, il rend leurs mouvements "réversibles" par simple négation de la variable temps. Autrement dit, il suffit de renverser le sens du temps pour retrouver la position exacte des molécules dans le passé et l'état du gaz à tout moment. Or l'enseignement essentiel de la deuxième loi de la thermodynamique, c'est l'irréversibilité des phénomènes considérés. À cause de la perte de chaleur dans une transformation, on ne peut retrouver l'état exact de la situation de départ. Donc la théorie de Boltzmann ne correspond pas à la réalité. Raillé par certains de ses confrères, Boltzmann ne s'en remettra pas et se suicidera. Le plus tragique dans cette histoire, c'est que les travaux de Boltzmann ont constitué une avancée considérable dans la compréhension des phénomènes microscopiques. Boltzmann a donné du poids à la notion d'atome. Or la découverte la plus importante du 20ème siècle est peut-être celle de cet élément le plus infime que l'on connaisse : l'atome.

Par ailleurs, le constat de la dégradation thermique de l'univers met en jeu une notion qui a provoqué et qui provoque toujours le trouble : l'entropie. Il n'y a là rien de bien compliqué. L'entropie est la grandeur qui mesure le degré de désordre d'un système fermé. L'exemple classique choisi pour l'illustrer est celui d'une boîte hermétique qu'une cloison en son milieu sépare en deux parties égales. Une partie est vide, l'autre contient un gaz. On crée une ouverture dans la paroi centrale. Le gaz se répand naturellement dans la partie vide et au bout d'un moment s'est réparti de façon équilibrée dans toute la boîte. Le gaz a alors atteint le maximum de désordre, en accord avec la deuxième loi de la thermodynamique. En d'autres termes, l'entropie du système est maximale. Ces observations deviennent inquiétantes lorsqu'on les associe à un enseignement des équations d'une révolution scientifique du début du 20ème siècle. La théorie de la relativité d'Einstein. Par souci de conserver un univers statique, aveuglé peut-être par la conception ancestrale d'un être immuable, Einstein n'a pas su tirer un enseignement majeur de sa théorie : l'expansion de l'univers. Cet honneur revient au chanoine belge Georges Lemaître. Il a déduit des équations d'Einstein que l'univers avait une origine, qu'il était le fruit de ce que l'astrophysicien Georges Gamow appellera plus tard le Big Bang. Un atome primitif aurait entamé une expansion voici environ 15 milliards d'années.
La question est de savoir quel est le destin de l'univers. L'astrophysicien Friedman a proposé deux éventualités : ou bien la quantité de matière contenue dans l'univers est suffisante pour contrer un jour l'expansion de l'univers et provoquer une contraction dans ce que l'on appelle un Big Crunch, l'inverse du Big Bang, ou bien cette quantité de matière est insuffisante et l'univers continuera de se dilater à l'infini, se rapprochant peu à peu du zéro degré absolu, en vertu de la seconde loi de la thermodynamique qui veut qu'un système fermé tende vers son maximum d'entropie. Mais cette issue ne semble pas effrayer le chimiste et prix Nobel belge d'origine russe Il y a Prigogine. Grand admirateur de la pensée de Bergson, pour qui "Le temps est pure nouveauté ou il n'est rien", Prigogine insiste sur l'irréversibilité du temps, donc sur le mouvement qui anime le temps, qu'est le temps. Mais surtout, s'appuyant sur les travaux de Boltzmann, intégrant les enseignements de la théorie du chaos, il a montré l'extrème sensibilité de certains systèmes à leurs conditions initiales et la création d'ordre spontanée, soit des phénomènes de negentropie, c'est-à-dire des phénomènes qui vont à l'encontre des processus d'augmentation de l'entropie. Mais l'existence de processus auto-organisés dans la nature et la tendance vers une plus grande complexité de l'organisation, que Prigogine tend à considérer comme des lois universelles, ne contredisent pas la seconde loi de la thermodynamique, car ces processus génèrent de l'entropie comme prix à payer pour la création d'ordre.

Quoi qu'il en soit, on se rend compte que la perception et la conception du réel ont beaucoup évolué depuis deux millénaires. La vision d'un univers statique et immuable à laissé la place au changement, et de manière plus générale, au mouvement. Le temps n'est plus un facteur extérieur aux choses qui agit sur elles en provoquant leur usure et leur disparition. Le temps est constitutif de l'être. Il est la tension qui fait persister et changer une entité.
Dans La légende de demain, (Flammarion, 1997), le généticien Albert Jacquard donne une version actualisée de ces observations : "La réalité est-elle la lune, le reflet de la lune ou la lumière de la lune ? Mes sens ne sont informés que par cette lumière, constituée de vibrations. Sans l'écoulement de la durée, elle n'aurait aucune existence. La couleur des choses ne se manifeste que par les ondes qu'elles réfléchissent, et ces ondes ne sont définies qu'en fonction du temps. Celui-ci est un constituant du réel. Dans l'instant sans épaisseur que nous appelons le présent, toute dynamique est impossible ; rien de ce que nous appelons la réalité n'y peut trouver place. L'instantané, c'est le néant". L'argument supplémentaire apporté par Jacquard à la thèse du réel conçu comme fondamentalement en mouvement provient de la physique quantique. La théorie quantique a provoqué une révolution conceptuelle au moins aussi importante que la relativité en ce début de 20ème siècle. Einstein y a pris part, mais il n'est plus ici qu'un de ses acteurs.
Quel est l'enseignement essentiel de la physique quantique ?
Que la matière a un comportement ondulatoire. Or une onde, c'est du mouvement.

S'il est une chose qui n'a de sens que dans le mouvement, c'est bien une onde. Le point de vue d'Albert Jacquart perd cependant un peu de sa force lorsqu'il fait du temps un paramètre, certes fondamental, mais un paramètre parmi d'autres, comme les constituants fondamentaux de la matière tels l'électron, le proton, le neutron, les différentes forces de la nature.
D'autres arguments confirment la conception du temps comme mouvement.
L'un d'eux consiste à observer que la plus petite forme d'être, la plus infime particule constitue une manifestation d'ordre, de negentropie, "d'écart à l'équilibre", donc de mouvement.
Un autre argument consiste à retourner la conception d'un être immobile contre elle-même. Le physicien et prix nobel américain Richard Feynman dit : "Le temps, c'est ce qui passe quand rien ne se passe". Il fait référence au temps absolu de Newton. Pour Newton, le temps semble exister avant toute chose, il est le cadre dans lequel elles s'inscrivent obligatoirement. Mais le fait que le temps continue d'exister sans référence à rien, dans le vide absolu, n'implique-t-il pas qu'il est un aspect essentiel de l'être, qui lui ne peut se passer du temps ? Ironie du raisonnement "absolu".
Enfin, on peut remarquer que le temps est en réalité "proportionnel" au mouvement, puisque le mouvement d'un astre qui sert de référence à la mesure du temps peut figurer les aiguilles d'une horloge et être lui-même le temps. Mais même si on ne le considère qu'en tant qu'inversément proportionnel au mouvement, le temps est mouvement, simplement il est alors mouvement inverse.

Tension, évolution permanentes : le temps est mouvement

Mais ce n'est peut-être pas de la science qu'il faut attendre le témoignage le plus puissant du mouvement du réel. C'est le lieu et le moment de rappeler la citation de Wells : "Est-ce qu'un cube peut avoir une existence réelle sans durer pendant un espace de temps quelconque ? Manifestement, tout corps réel doit s'étendre dans quatre directions. Il doit avoir Longueur, Largeur, Epaisseur et... Durée. Mais par une infirmité naturelle de la chair, nous inclinons à négliger ce fait. Il y a en réalité quatre dimensions : trois que nous appelons les trois plans de l'Espace, et une quatrième : le Temps. On tend cependant à établir une distinction factice entre les trois premières dimensions et la dernière, parce qu'il se trouve que nous ne prenons conscience de ce qui nous entoure que par intermittences, tandis que le temps s'écoule, du passé vers l'avenir, depuis le commencement jusqu'à la fin de notre vie".

Ces lignes extraordinaires ont été écrites en 1895 ; la tentation est grande d'imaginer Wells effectuant un saut dans le futur de quelques années pour en rapporter des enseignements de la théorie d'Einstein. Ces lignes constituent peut-être la réflexion la plus profonde qui ait jamais été formulée sur le temps. S'il avait été aussi loin, sans doute Einstein aurait-il accepté l'enseignement de ses équations qui lui révélaient l'expansion de l'univers.
L'écrivain argentin J.L. Borgès a donné une belle formulation du temps comme mouvement : "Le temps est le problème fondamental de l'existence... Le temps est succession... Exister, c'est être le temps, et nous-mêmes, nous sommes le temps... Je veux dire qu'il est impossible de le mettre entre parenthèses... Notre conscience passe continuellement d'un état à un autre, et c'est cela, le temps, la succession".

On aura compris que la thèse centrale de cette section, c'est que non seulement le mouvement est possible, pour contredire Zénon, mais qu'il est "indispensable" à l'être. Le temps, le mouvement est même ce qui donne l'illusion de l'être.

C.S.M > Août > 2004

Quelle est la Nature du Temps ?


Le temps est observé toujours plus précisément (projet d'horloge atomique spatiale Pharao ->), mais sa nature échappe toujours : si la relativité confond passé, présent et futur, la mécanique quantique admet une infinité de futurs.

S'il est une métaphore qui résiste au temps, c'est bien celle qui associe le passage du temps à un fleuve. Mais filer la métaphore complique les choses... Car si le temps s'écoule, dans quoi s'écoule-t-il ? À quelle vitesse ? Et quel est son moteur ? Autant d'interrogations auxquelles la physique tente de trouver une réponse, voire simplement un sens. Sans vraiment y parvenir. Parce que, explique Marc Lachièze-Rey, théoricien au CNRS, "la définition du temps échappe encore à la physique. Chaque théorie en a une conception différente, et ces conceptions ne s'accordent pas entre elles ". De fait, la relativité restreinte d'Einstein a balayé le temps absolu de la physique de Newton, s'écoulant uniformément, qui s'accordait le plus avec notre intuition. À la place s'installe l'espace-temps, propre à chaque observateur, au point que la notion de "maintenant" universel n'a plus de sens.

UN OU PLUSIEURS FUTURS ?

Ici, le temps ne s'écoule plus : passé, présent et futur sont également présents dans l'espace-temps, et c'est l'observateur qui, en se déplaçant dans cet d'univers-bloc, ordonne les événements. Mais voilà, cette vision est incompatible avec l'autre grand pilier de la physique : la mécanique quantique. Car celle-ci conserve peu ou prou le temps newtonien : elle envisage qu'une infinité de futurs est possible, dont un seul sera "choisi", en fonction des interactions quantiques entre particules. Or, ces deux théories n'ayant jamais été mises en défaut, comment savoir laquelle donne la meilleure définition du temps ? Aujourd'hui, seules les nouvelles théories physiques qui tentent de réconcilier théories quantique et relativiste apportent l'espoir de résoudre l'énigme. Sachant qu''elles ont en commun d'aller vers encore plus de disparition du temps au niveau fondamental, précise Marc Lachièze-Rey.

On imagine trouver quelque chose hors du temps à partir duquel on pourrait rendre compte de l'apparition du temps. Il y a un espoir que d'ici un siècle, on comprenne mieux ce qu'est le temps". Manière de dire que la science doit donner du temps au temps...

B.B. - SCIENCE & VIE > Août > 2008
 
 

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