Homo Futuris : l'Homme du Futur

Notre espèce a-t-elle Fini d'Évoluer ?


C.L. - SCIENCE & VIE HS N°285 > Décembre > 2018

L'Homme Change... en Apparence

Les Français ont gagné 7 cm en cinquante ans ! Et ils sont de plus en plus obèses... Constatées un peu partout dans le monde, ces étonnantes modifications morphologiques sont-elles les prémices d'Homo futuris ? Pour les scientifiques, il s'agirait plutôt d'un changement... dans la confinuité.

Selon le Laboratoire d'anthropologie appliquée (LAA), la stature moyenne des Français est actuellement de 1,74 m pour les hommes et 1,62 m pour les femmes, soit environ 7 cm de plus qu'en 1950. Selon le LAA, d'ici à 2010, les Français devraient encore gagner 2 cm et les Françaises 3 cm environ pour atteindre respectivement 1,76 m et 1,65 m. Le poids moyen des Français (hommes et femmes confondus) est passé de 68,4 kg en 1997 à 70,1 kg en 2003. La proportion des personnes en surpoids ou obèses a progressé dans la même période de 36,7 % à 41,6 %.

À quoi ressemblerons-nous dans cent ans ? Dans mille ans ? Le crâne de nos arrière-arrière petits enfants sera-t-il énorme, comme se plaît à l'imaginer le cinéma ou la littérature d'anticipation ? Et leur corps filiforme ? Sans poils ? Légitimement, notre avenir nous préoccupe. Autant, peut-être, que la question de nos origines. Or, loin des fantasmes qui nous imaginent évoluer vers une perfection idéale ou cauchemardesque, la science est aujourd'hui en mesure d'apporter des réponses.

L'homme est en train de changer. Et sa métamorphose se voit a l'œil nu ! Il suffit de comparer parents et enfants pour constater qu'Homo sapiens grandit au fil des générations. En France, la stature moyenne a gagné 7 cm depuis 1930. Et la courbe de croissance, si elle fléchit légèrement, reste résolument orientée à la hausse. Une poussée des statures qui se constate d'ailleurs partout dans le monde... où la famine n'existe pas.
Il faut savoir que la taille résulte d'interactions entre le patrimoine génétique d'un individu et son environnement. Les gènes fixent pour chacun un maximum, plus ou moins élevé selon les populations, sachant que la limite biologique, au delà de laquelle l'équilibre de notre corps et la solidité de sa structure seraient compromis, se situe vers les 2,20 m. Ce maximum ne peut toutefois s'exprimer qu'en présence de conditions favorables, nourriture, hygiène et accès aux soins en tête. Si ces conditions disparaissent, la croissance s'arrête.
En fait, notre espèce évolue toujours, mais plus lentement qu'à ses origines. La raison de ce ralentissement tient aux mécanismes même de l'évolution. En effet, cette dernière repose sur les mutations aléatoires survenue dans le patrimoine génétique.
Ce code est contenu dans les cellules germinales, les futures cellules sexuelles : il est donc transmis à la descendance. Les mutations peuvent conférer à ceux qui les portent un avantage sélectif (par exemple, une peau pâle optimise la synthèse de la vitamine Dpar les UV dans les pays où l'ensoleillement est limité). Il en découle que les porteurs du gène muté parviendront plus nombreux à l'âge de la reproduction et que le gène lui même finira par s'imposer à toute la population.

Bientôt post-humains

Les généticiens aiment à rappeler que nous partageons plus de 99 % de notre patrimoine génétique avec les grands singes. Au nom de cette proximité, des voix s'élèvent pour réclamer une remise à plat de la classification et la redéfinition du genre Homo, recouvrant Homo troglodytes (les chimpanzés), Homo paniscus (les bonobos) et Homo sapiens. C'est dire si les brumes entourant l'essence du genre Homo sont loin d'être dissipées. Dubitatif quant à ses origines, l'homme pourrait l'être tout autant quant à son avenir. C'est par le double jeu du hasard et de la nécessité, des mutations et de la pression sélective, que des espèces émergent, quand d'autres meurent ou se transforment.
Quel homme après l'homme ? La question est légitime. En cinquante ans, en France, la stature moyenne a gagné 7 cm (et plus de kilos encore). Alors que les extractions dentaires se multiplient (en raison de l'étroitisation de nos mâchoires, dit-on) et que nos petits orteils sont désormais réduits à la portion congrue, sommes-nous en marche vers une nouvelle humanité ? Ces modifications morphologiques sonnent-elles le glas de notre espèce ? Sapiens aurait-il vécu ?
Les mécanismes qui régissent l'évolution s'avèrent beaucoup plus complexes qu'on ne l'imagine couramment. Surtout lorsque l'espèce en question s'est à peu près totalement affranchie de la pression de l'environnement, bâtit des civilisations culturelles, se dérobe à son déterminisme corporel, et commence à débattre de l'opportunité de modifier son propre génome. L'homme échapperait-il désormais à la règle qui l'a fait naître ? À l'issue de notre enquête, nous sommes invités à penser que nous avons de bonnes chances de continuer à être... ce que nous sommes. Du moins biologiquement.

SCIENCE & VIE > Janvier > 2004

Homo sapiens pour l'Éternité ?

Repousser le spectre de l'extinction promise inéluctablement aux espèces vivantes : tel semble être le sort réservé à Homo sapiens. Car notre ingénieuse espèce a su déjouer tous les pièges de l'évolution et, sauf catastrophe inopinée, l'humanité semble aujourd'hui bien partie pour durer. Un destin unique dans le règne du vivant !

Les espèces vivantes ne disposent, après leur apparition, que de deux alternatives. Elles peuvent donner naissance à de nouvelles espèces, sous la pression de la sélection naturelle, ou, dans un environnement stable, durer sans subir de changements majeurs. Mais, au final, toutes les espèces sont condamnées à disparaître pour une multitude de causes : compétition avec d'autres espèces, prédation, changement climatique, catastrophes majeures, épizootie... L'avenir de l'homme dépendra alors de sa capacité à échapper à un destin tout tracé.

Nul être vivant n'échappe a la règle, aveugle, de l'évolution, qui ne prévoit pour une espèce que deux destins possibles : engendrer de nouvelles espèces, ou durer à l'identique pendant un temps plus ou moins long ; puis, dans les deux cas, disparaître, avec ou sans héritiers. Or, Homo sapiens est le dernier bourgeon sur l'arbre généalogique des homininés, dont les racines s'enfoncent d'au moins ept millions d'années dans le passé. Formons-nous alors la dernière branche de cet arbre jadis si touffu, ou bien allons-nous donner de nouveaux rameaux ? Deviendrons-nous un fossile vivant, comme le coelacanthe, la limule ou le nautile ? Sommes-nous vraiment condamnés à disparaître, comme toute espèce vivante ?
Avant de cerner le futur de notre espèce, encore faut-il savoir ce que signifie "espèce". Pas si évident. "Le critère de distinction entre deux espèces est celui de la non-fécondité réciproque : deux animaux d'espèces différentes ne peuvent avoir de descendance sur deux générations", explique Alain Froment, anthropologue à l'lnstitut de recherche pour le développement. Qui précise : "Toutes les populations humaines sont interfécondes. Et malgré l'isolement relatif des populations aborigènes en Australie pendant plusieurs dizaines de milliers d'années avant leur 'découverte' au 18ème siècle, on n'a observé chez elles aucun phénomène de spéciation... La proximité génétique des humains est même exceptionelle pamu les espèces vivantes, complète Steve Jones, généticien au Galton Laboratory à Londres. À tel point au qu'il y a bien moins de différence génétique entre un Européen et un aborigène australien qu'entre deux groupes de chimpanzés africains distants de 1000 km !"
La raison de cette proximité est simple : les 6 milliards d'humains actuels descendent tous d'une population africaine estimée entre 3000 et 30.000 reproducteurs potentiels. Ce très petit nombre s'explique peut-être par le fait que l'espèce humaine aurait frôlé l'extinction il y a plus de cent mille ans. Selon le grand spécialiste de la diversité humaine, le généticien Luigi Luca Cavalli-Sforza, il aurait suffi ensuite de quarante mille ans, au plus, pour que les descendants de cette population originelle donnent naissance à tous les types morphologiques. Une vitesse remarquable, qui résulterait de la combinaison d'une pression sélective forte durant la préhistoire et de l'isolement de toutes petites populations, engendrant ainsi la fixation de caractères favorables à la survie. "Ces conditions étaient alors propices à la formation de nouvelles espèces, explique André Langaney, professeur au Muséum d'histoire naturelle et généticien des populations à l'université de Genève. Et de fait, les populations ont commencé à se différencier dans ce sens. Mais tout a changé avec l'apparition de l'agriculture il y a environ dix mille ans : les populations jusque-là très peu nombreuses, se sont mises à croître, multipliant les opportunités de contacts et rétablissant les échanges de gènes." La spéciation, processus de formation des espèces, s'est donc arrêtée brutalement avant qu'Homo sapiens n'engendre une variante... De sorte que notre espèce, bien qu'elle ait amorcé sa diversification, est restée une et qu'elle devrait désormais le demeurer, "sauf si un groupe d'humains décidait de s'isoler volontairement pendant des dizaines de milliers d'années... Ce qui est hautement improbable."
Donc le moteur le plus actif de la spéciation, la sélection naturelle, est en panne. Mais il en existe un autre, de moindre rendement, lié au hasard. En effet, après une très longue période (sans doute plusieurs millions d'années, à comparer avec les 160 000 ans de l'homme moderne), l'espèce humaine pourrait se transformer en une nouvelle espèce par "dérive génétique", c'est à dire par le jeu de changements fortuits dans la fréquence de certains gènes. "Mais personne ne serait capable de prendre conscience du changement, car il ne serait pas instantané", assure Steve Jones. L'évolution de l'espèce humaine s'est en fait arrêtée à la... naissance d'Homo sapiens. Notre destin n'est pas d'engendrer de nouvelles espèces, mais de durer.
Les Amish (->) peuvent-ils engendrer une variante de notre espèce ? Oui, s'ils parviennent à s'abstenir de tout contact extérieur pendant des dizaines de milliers d'années...

LA SPÉCIATION EST EN PANNE

Dans ces conditions, notre destin le plus probable n'est donc pas d'engendrer de nouvelles espèces, mais de nous maintenir indéfiniment. Les exemples abondent d'animaux vivants aux formes similaires à des fossiles extrêmement anciens : le coelacanthe, par exemple, n'aurait pas changé depuis 410 millions d'années. Oui, mais si l'apparence extérieure de ces poissons plaide pour le gel évolutif, il s'agit d'une illusion d'optique, car la dérive génétique à produit, à la longue, une espèce différente. Le coelacanthe d'aujourd'hui est plus récent qu'il n'en a l'air. "Toutes les espèces vivantes sont jeunes, souligne Jean-Jacques Jaeger, directeur de l'Institut des sciences de l'évolution, à Montpellier. Les plus anciennes, des animaux unicellulaires, auraient de 20 à 40 millions d'années. Chez les grands mammifères, les espèces durent entre dix et douze millions d'années, vingt au maximum. Mais, insiste le chercheur, inutile de chercher à en déduire la durée de vie de l'humanité. La probabilité d'extinction n'est pas liée à l'ancienneté, car il n'existe pas d'horloge interne déclenchant le vieillissement ou la dégénérescence des gènes.

Fossile vivant, la limule n'aurait pas changé depuis 250 millions d'annèes. ->

À LA MERCI DES MICROBES ?

Reste que la perspective d'un "affaiblissement" génétique à très long terme ne peut être écartée chez l'homme. Mais les ressources illimitées de son ingéniosité lui permettront peut-être de s'affranchir d'un retour de la pression sélective en compensant cette "fragilisation" par la technique. Difficile cependant de prévoir si cela suffira à lui éviter la disparition promise à toutes les espèces. Car Homo sapiens reste toujours à la merci comme, il y a soixante cinq millions d'années, les dinosaures, d'une catastrophe majeure pouvant conduire à son anéantissement. Toutefois, de tels désastres planétaires demeurent imprévisibles, du moins à ce jour... Quant à un changement climatique brutal, "l'humanité a déjà traversé par le passé trois grandes glaciations sans transformations...,note Peter Ward, auteur d'un ouvrage sur le futur de l'évolution. Et pour ce qui est de la destruction de la couche d'ozone, elle pourrait peut-être engendrer une épidémie de cancers de la peau, mais sans incidences sur notre avenir puisque cette maladie intervient après l'âge de la reproduction..."
Le vrai danger "naturel" le plus redouté pour notre espèce provient... des micro-organismes. Car, depuis toujours, les microbes sont un agent majeur de sélection. Par exemple, le paludisme, causé par le parasite sanguin Plasmodium falciparum a abouti à la sélection de l'anémie falciforme (Afrique) et de la thalassémie (pourtour méditerranéen). Ces deux anomalies génétiques des cellules sanguines protègent le porteur lorsqu'elles sont transmises par un seul parent, ce qui advient le plus souvent (et explique pourquoi l'anomalie a été "sélectionnée"). Il n'en demeure pas moins que le paludisme peut être combattu, voire éradiqué, en supprimant le moustique vecteur du Plasmodium. Ce qui n'est pas encore le cas du sida, qui a fait 3,1 millions de victimes rien qu'en 2002. La grippe espagnole, quant à elle, a entraîné la mort de 20 à 50 millions de personnes sur toute la planète en 1918-1919. Et tout le monde garde en mémoire la progression très rapide du syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) de l'hiver 2002-2003...

Ce Coelacanthe ressemble trait pour trait à son cousin de la préhistoire.
Pourtant, il n'a pas échappé à la dérive génétique. ->

LA TERRE, ELLE, VA DISPARAITRE...

Tel le nautile, qui existe depuis l'ère primaire, Homo Sapiens se maintiendra-t-il pendant des millions d'années ?
Un tel microbe (SRAS) pourrait-il exterminer l'homme ? Nous sommes à la fois très uniformes génétiquement et extrêmement nombreux, dix mille fois plus que ne devraient l'être des primates de taille moyenne, note Steve Jones. Cela nous rend vulnérables face aux maladies." Certes, mais pas au point de disparaître, rétorque Noél Tordo, virologue à l'institut Pasteur : "Les populations humaines présentent une diversité génétique suffisante pour que des individus porteurs de mutations bénéfiques résistent aux virus. Ainsi, les individus qui ont perdu naturellement un gène codant pour un récepteur du VIH ne peuvent pas, en pratique, être infectés." De fait, l'histoire montre que si les épidémies ont pu causer des dommages effrayants, aucune n'a jamais entraîné l'extermination complète d'un peuple.
Alors, immortelle, l'humanité ? Sauf accident, elle dispose, pour la première fois dans l'histoire du vivant, de la capacité à se perpétuer... jusqu'à ce que disparaisse son milieu ultime, la Terre. Car quoi que fasse l'homme, celle-ci est promise à une destruction certaine par l'extinction inéluctable du Soleil. Mais Homo sapiens a encore 7,5 milliards d'années pour trouver une planète de rechange.

L'ÉVOLUTION DE L'HOMME EST DEVENUE CULTURELLE

En se transmettant des comportements et des idées, l'humanité s'est inventée un destin qui n'a plus rien de biologique. À tel point que depuis Homo erectus, notre espèce avance résolument sous le signe d'une "évolution culturelle", dont les scientifiques tentent aujourd'hui de percer les secrets. Un enjeu majeur pour entrevoir notre futur.

L'évolution culturelle a permis à l'homme de s'affranchir des pressions du milieu. Car en transmettant a ses descendants, outre ses gènes, des comportements (comme des gestes techniques), l'homme a progressivement accru ses chances de survie. Avec le langage, puis l'écriture, croyances et philosophies se sont également diffusées, structurant les civilisations et rendant les hommes encore plus indépendants de leur milieu. Si bien qu'aujourd'hui, une partie de l'humanité a entièrement échappé à la sélection naturelle...

2004, à Paris. Au lycée Turgot en cours de physique, Franck fait un exposé sur les différents scénarios expliquant l'origine de l'Univers. Malgré son application, l'élève s'égare dans la description des multiples théories concurrentes, suscitant les sourires de ses camarades... Imaginons que la scène se passe cent ans plus tard, dans le même établissement et que le Franck de 2104 ressemble comme deux gouttes d'eau au Franck de 2004 : même physionomie, mêmes aptitudes cognitives... Cette fois, pourtant, c'est de manière posée et concise que l'adolescent explique comment, dans les années 2020 les astrophysiciens sont parvenus à mettre au point une théorie unifiée de la physique qui, quelques années plus tard, a permis de percer le mystère de l'origine de l'Univers. En dépit de leur similitude, les deux Franck sont donc différents dans leur propos et dans leur façon de s'exprimer, et très probablement aussi dans leurs conceptions religieuses ou leur comportement en société. "Aujourd'hui, les individus de générahons différentes se différencient avant tout par ce qu'ils pensent et comment ils se comportent !", lance Dan Sperber, directeur de recherche à l'lnstitut de recherche en sciences cognitives Jean Nicod/CNRS. Un constat qui révèle la nouvelle nature de l'évolution humaine qui, si elle n'est plus biologique, est désormais... culturelle. Autrement dit, nos descendants nous ressembleront, certes, mais seulement en apparence. Comment décrire cette nouvelle évolution ? Une définition - incomplète - pourrait être celle-ci : la culture, c'est la transmission de comportements acquis, non déterminés par la génétique ni par l'environnement, explique Pascal Picq, maître de conférence au Collège de France. Des comportements liés à la fabrication d'outils, par exemple, mais cela peut aussi être une façon particulière de se saluer ou de manger." Dès lors, un processus cumulatif se déclenche, où chaque génération hérite du patrimoine culturel des aînés, l'améliorant au passage, jusqu'à constituer un phénomène d'évolution culturelle. Ce qui, progressivement, se double de la transmission d'idées à l'abstraction croissante...

UN GRAND SAUT DATANT D'AU MOINS 1,6 MILLION D'ANNÉES...

Quand nos ancêtres ont-ils fait le grand saut ? À partir de 1,6 million d'années, il y a clairement transmission de comportements culturels, dans le cadre de la culture acheuléenne (ndlr : dont l'outil emblématique est le biface, pierre taillée en forme d'amande), notamment avec H. erectus. "Mais avant, de 2,6 à 1,6 million d'années, on n'a pas encore pu prouver l'existence de comportements culturels", explique Frédéric Joulian, directeur adjoint du Laboratoire d'anthropologie sociale au Collège de France. Si la période d'apparition de l'évolution culturelle humaine demeure largement incertaine, la suite de son déroulement est beaucoup mieux connue : à partir du moment où l'homme ne transmet plus seulement ses gènes, mais aussi des idées et des comportements, il va pouvoir se soustraire peu à peu aux pressions sélectives auxquelles son milieu le soumettait jusque-là... "Dès 1,5 million d'années, les Homo erectus modifient leur environnement en s'aménageant un habitat, puis plus tard en maîtrisant le feu, poursuit Pascal Picq. Par ailleurs, les techniques de fabrication des bifaces se perfectionnent." Alors qu'ils vivaient initialement dans un monde où seuls les plus résistants pouvaient survivre, les humains plus fragiles parviennent donc, eux aussi, à subsister, favorisant une lente diversification des types morphologiques...
Mais c'est l'un de leurs lointains descendants, sapiens, qui saura, bien plus tard, tirer pleinement les bénéfices de l'évolution culturelle, amorçant il y a quelque 10.000 ans (au début du Néolithique) un gigantesque mouvement de domestication du vivant : invention de l'agriculture, sélection d'espèces animales (création de races présentant un intérêt pour l'élevage par croisements entre individus), accroissement des connaissances médicales... Dix mille ans plus tard le résultat est là : en Occident et au sein des classes aisées des pays en voie de développement, l'homme s'est affranchi de la sélection naturelle grâce à l'accumulation des connaissances techniques héritées des générations antérieures. Tandis que l'évolution culturelle, aidée par le développement des moyens de communication actuels, ne cesse quant à elle de s'accélérer.
Un bouleversement rendu possible par l'évolution biologique de nos organismes, dont les caractéristiques ont progressivement permis l'émergence de cette "seconde" évolution : "Les contacts prolongés entre parents et enfants, rendus obligatoires par la fragilité naturelle des petits humains, ont joué un rôle important dans la transmission des comportements culturels, explique Pascal Picq. Mais surtout, rien n'aurait été possible sans les facultés cognitives de nos ancêtres. Et en premier lieu, celles le poussant à imiter ses semblables : au fil des générations, cela a autorisé la transmission de gestes techniques de plus en plus sophistiqués, engendrant un outillage à l'efficacité croissante." Quels sont ces mécanismes cognitifs permettant l'imitation ? Y répondre, c'est découvrir cette étrange réalité: regarder agir autrui, c'est déja agir soi-même... Autrement dit, la simple vue d'une action exécutée par autrui active les zones qu'il nous faudrait solliciter pour effectuer nous-même cette action.

L'ANTIQUE CULTURE DES PRIMATES

"Pffuit !" C'est ainsi que les Orangs-outans de Sumatra se disent bonsoir avant de s'endormir dans le lit de feuilles qu'ils viennent de fabriquer. Alors que leurs voisins de Bornéo lancent le même cri... mais avant de procéder à la construction du nid. En 2003, vingt-quatre comportements transmis au fil des générations, et variant selon les groupes, ont eté recensés par le primatologue Carel Von Schaik chez les orangs-outans d'lndonésie... Traditions ? Proto-cultures ? Pour beaucoup de spécialistes, c'est aujourd'hui le mot 'culture' qui convient le mieux, explique Pascal Picq.
Déja, en 1999, une étude révélait l'existence de 65 comportements culturels chez les chimpanzés (danse de la pluie, fabrication de sièges en feuilles...), dont 39 différaient selon les groupes. "Les capacités cognitives nécessaires à l'invention et au maintien des cultures existaient avant l'homme !, poursuit-il. Leur présence chez les chimpanzés, mais aussi chez nos lointains cousins orangs-outans nous incite a postuler même si ce n'est aucunement prouvé, que ces aptitudes remontent à 15-16 millions d'années."

Les mystérieuses origines de la cultures

"Aussi incroyable que cela puisse paraitre, nous n'avons encore pu faire la demonstration de l'existence de cultures durant le premier million d'années de l'évolution humaine... soit presque la moitié de notre histoire !", lance Fredéric Joulian (Collège de France, Paris).
En effet, entre 2,6 millions d'années, l'âge des plus anciens outils taillés découverts et 1,6 million d'années, qui marque les débuts de la culture acheuléenne (où l'on trouve des formes standardisées d'outils pouvant varier regionalement), les produits des industries lithiques mis au jour ne permettent pas encore de prouver que des "traditions techniques" indépendantes de la fonction ou des dispolibilités matérielles se transmettaient de génération en génération. De plus, les outils de cette époque sont tellement différents dans leur facture qu'il est même impossible d'affirmer qu'ils proviennent tous d'hominidés de la même espèce, ou du même genre ; "Homo habilis ? Australopithecus africanus ? Paranthropus robustus ? Impossible de se prononcer", poursuit le chercheur. Ce qui ne signifie pas pour autant que la culture est absente de cette période : "Des outils de bois ou de peau, ou même des comportements, ont pu se transmettre, mais il est évidemment impossible d'en avoir la preuve."


Notre Avenir Biologique sous la coupe des Labos

Reproduction médicalement assistée, génétique, biotechnologies... l'homme se dote de plus en plus des moyens de donner un jour naissance à des êtres génétiquement "augmentés". De quoi bouleverser le destin biologique de l'humanité toute entière ?

Lève toi et marche ! En juillet dernier, Alain Privat et son équipe annonçaient avoir créé des souris "invulnérables" aux fractures de la colonne vertébrale. Elles sont en effet aptes à recouvrer leurs fonctions locomotrices une fois leur moelle épinière sectionnée. Pour ce faire, le chercheur de l'lnstitut national de la santé et de la recherche médicale (lnserm) de Montpellier a réduit au silence deux gènes du génome du rongeur. Meux encore, il a fait en sorte que ces modifications génétiques soient transmises aux générations futures. En d'autres termes, ces représentantes de l'espèce Mus musculus ont subi l'équivalent d'un saut évolutif naturel. À la différence près qu'il était dirigé selon le bon vouloir des chercheurs et expédié en quelques semaines au lieu de quelques milliers ou centaines de milliers d'années.
C'est un fait : une "ingénierie de l'évolution" est d'ores et déjà à l'oeuvre dans les laboratoires, donnant naissance chaque année à des milliers de lignées de nouvelles souris transgéniques. Et pour être encore balbutiante, elle n'en laisse pas moins entrevoir que l'homme, après avoir échappé aux lois naturelles de l'évolution, est en passe de prendre son destin biologique en main. À l'image de ces souris de laboratoire, le génie génétique pourra-t-il nous rendre plus résistants ? Eliminer les maladies génétiques ? Lutter contre les atteintes cardio-vasculaires, le cancer... mais aussi contrer le vieillissement en s'attaquant, non plus à ses seuls effets, mais à son mécanisme ? Et, à l'extrême, la modification de notre génome pourrait-elle donner naissance à un homme "augmenté", doté de sens plus aiguisés, d'une force physique inégalée, etc. ?

LA RÉVOLUTION TRANSGÉNIQUE

C'était en 2000, la thérapie génique a pemis à des enfants, contraints par la défaillance de leur système immunitaire à vivre en milieu stérile, de retrouver l'air libre. Ces "enfants bulle" ont bénéficié d'un traitement développé par Alain Fischer et Marina Cavazzana-Calvo, deux chercheurs de l'hôpital Neeker-Enfants malades, à Paris. La modification génétique de quelques cellules de moelle osseuse à l'aide de virus rendus inoffensifs a sufri à leur restituer l'aptitude à stimuler la maturation des cellules immunitaires.
Démonstration est donc faite que l'homme peut modifier son propre génome pour en corriger les erreurs. Suffisant pour lui ouvrir, à terme, les portes de "l'évolution biotechnologique" ? Ce succès, le premier de la thérapie génique, est pourtant à nuancer. En octobre dernier, Alain Fischer expliquait en effet que le virus chargé du transfert très aléatoire du gène avait activé, dans certains cas, des mécanismes de prolifération cellulaire en dormance. Conséquence : 2 des 10 patients traités ont développé une leucémie. Le génome réserve donc des surprises, qui promettent de compliquer la tache.

UNE PRATIQUE À HAUT RISQUE

Cette souris transgénique exprime une molécule qui la rend fluorescente.->

La transgénèse ? Elle consiste à créer par génie génétique une liguée d'organismes transgéniques. Cette technique ne se pratique pas encore sur l'homme, mais elle s'exerce en routine en laboratoire sur les souris depuis 22 ans. Si bien que l'opération est devenue quasi chirurgicale. "On parvient avec précision, a introduire des gènes dans le génome d'une souris. On sait aussi les faire s'exprimer au moment voulu, durant l'embryogenèse ou à l'âge adulte. On peut également choisir l'organe, foie, cœur, cerveau, etc., au sein duquel il va entrer en activité. Enfin, on dispose des outils nécessaires pour moduler précisément cette activité", précise Colette Kanellopoulos, chercheuse à l'Institut Jacques Monod et spécialiste de la transgénèse. Les laboratoires accouchent ainsi régulièrement de milliers de rongeurs transgéniques engendrant eux-mêmes des lignées porteuses de caractères artificiels : des souris diabétiques, des souris géantes, des souris fluorescentes... "On sait remplacer un gène, en corriger un autre, ou même faire des animaux pluritransgéniques", ajoute Alain Bucheton, chercheur à l'institut de génétique humaine de Montpellier.

En supposant que tous les obstacles techniques soient un jour surmontés, l'homme disposerait alors de la totale maîtrise de son évolution et n'aurait de limite à son imagination que les garde-fous législatifs qu'il pourrait lui opposer. "Je pourrais manipuler un embryon pour faire naître quelqu'un plus grand. Il suffirait de greffer quelques gènes commandant la synthèse d'hormone de croissance, propose Charles Cantor. Mais on peut imaginer qu'à l'avenir, on tente des modifications plus ambitieuses." Un homme doté de l'odorat du chien, d'une protection contre les radiations semblable à celle des bactéries, de la capacité d'hiberner comme l'ours... Mais le futur sera-t-il pour autant peuplé de super-humains génétiquement modifiés ? Pas sûr.

LA NATURE TIENT LA CORDE

"La thérapie germinale n'éradiquera jamais les maladies génétiques, explique Marc Fellous. Les mutations apparaissent en permanence et de façon aléatoire. C'est même le mécanisme de base de l'évolution biologique." Le travail sera donc éternellement à refaire. "Qui plus est, ajoute Axel Kahn, généticien et directeur de l'Institut Cochin à Paris, seules les modifications portant sur l'aptitude à se reproduire et à donner naissance à une lignée qui s'imposera progressivement sur toutes les autres auraient une chance de modifier l'espèce humaine dans son ensemble." En d'autres termes, l'évolution biotechnologique ne sera rapide qu'à l'échelle de quelques individus. Il lui faudra en revanche attendre des millions d'années avant que les brassages de populations ne généralisent les modifications à l'ensemble de l'humanité. En fin de compte, la nature n'est pas prête à perdre tous ses droits.

E.J. et P.G. - SCIENCE & VIE > Janvier > 2004
 
 

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